>> Une autre pratique

C'est aujourd'hui acquis: dans les auditoires d'étudiants en médecine, il faut chercher l'homme! La féminisation de la profession médicale est-elle synonyme de dévalorisation ? Une question provocatrice qui n'est pas si simple et qui fut posée lors du colloque " Les femmes et la santé ", organisé le 2 décembre à l'Hôpital Brugmann.

"Il ne faut certainement pas considérer la féminisation comme une perte par rapport à une situation antérieure, mais comme une modification profonde de la société, avec l'enrichissement qu'elle procure", souligne le Pr Matéo Alaluf, de l'Institut des sciences du travail à l'ULB. "Car l'évolution de la profession médicale correspond à celle de l'ensemble du monde professionnel: il y a moins de jeunes au travail, puisqu'ils étudient plus tard, moins de vieux du fait de la pension, donc le monde du travail a besoin des femmes." Le Pr Alaluf a étudié le monde scientifique et sa féminisation, en examinant trois générations de diplômés, et sa conclusion est simple: "Au terme de notre enquête, deux constats s'imposent: d'une part, les femmes ne sont plus marginales mais sont très largement présentes dans les emplois universitaires, y compris dans les professions scientifiques et techniques; d'autre part, contrairement aux assertions courantes, on ne peut parler de 'désaffection' à l'égard des filières scientifiques et techniques. Mais des obstacles demeurent. Dans leur carrière professionnelle, les femmes continuent à se heurter à un 'plafond de verre', à savoir un niveau de pouvoir et de décision très difficile à atteindre, même si ce plafond est déplacé vers le haut."

En effet, une certaine ségrégation persiste, avec des professions très féminisées, comme celles d'infirmière ou d'aide-soignante. Bien qu'une évolution notoire se soit produite, des problèmes subsistent. Une étude française menée auprès d'étudiants en médecine, de diplômés en formation et de médecins de 40 ans montre que les principales difficultés rencontrées par les étudiantes, du fait de leur sexe, concernent l'accès à des stages hospitaliers, les contacts avec certains patients et avec des médecins installés: "Près de 4 étudiantes sur 10 ont éprouvé des difficultés du fait de leur sexe", explique le Dr Irène Kahn-Benzaude, pédiatre et conseiller national de l'Ordre des médecins français, présidente de la section Santé publique à Paris. Et plus tard, c'est l'accession à un poste supérieur qui a posé problème pour 52% des femmes, contre 44% des hommes. Selon le Pr Alaluf, une stabilité familiale augmente les possibilités de carrière chez l'homme, alors qu'elle les freine chez les femmes... "Les stéréotypes sont vivaces et ils sont aussi souvent reproduits par les femmes elles-mêmes: elles intériorisent très souvent les comportements qui sont attendus d'elles. Elles vont plus souvent calculer leurs heures et s'organiser en fonction d'autres tâches, comme aller chercher les enfants à l'école ou s'occuper d'un enfant malade. Leur activité est comme un complément de celles des hommes et des enfants, ce qui constitue un frein à leur progrès, notamment pour une ascension hiérarchique."

Une autre manière de pratiquer?

Il semble, selon les analystes, que cette féminisation a amené de nouveaux comportements dans la manière de pratiquer la profession de médecin: "Notre étude montre par exemple que la moitié des étudiantes en médecine souhaitent travailler à temps complet, contre 75% des étudiants; chez les médecins en formation en 3ème cycle, l'écart est encore plus grand, avec 90% des hommes souhaitant travailler à temps plein. Des chiffres qui devraient avoir, logiquement, un impact sur le numerus clausus: pour avoir 2000 médecins à temps plein, il faudrait quasiment en former 3000! Nous avons constaté également que les femmes sont plus nombreuses à choisir de travailler comme salariées: chez les quarantenaires, 49% d'entre elles ont ce statut, contre 25% des hommes qui préfèrent le statut de médecin libéral (56% contre 39% des femmes). Nous avons vu également un plus grand nombre d'hommes médecins mariés (80%) que de femmes médecins (65%), ce qui pose question quant au fait que ces femmes auraient éventuellement sacrifié leur vie maritale pour leur vie professionnelle. Nous avons également vu que la proportion de spécialistes était égale chez les hommes et les femmes, mais qu'une différence se marquait quant à l'orientation des généralistes: davantage de MG femmes se tournent vers d'autres pratiques, comme l'homéopathie, l'acupuncture, etc. Les hommes consacrent davantage de temps à leur travail: les femmes médecins libéraux libèrent souvent une partie du mercredi, et en hôpital, elles travaillent en moyenne 41 heures/semaine contre 52 pour les hommes, explique le Dr Irène Kahn-Benzaude qui considère que ces tendances se retrouvent au niveau européen. Autrement dit, les femmes ont (ap)porté cette revendication de pouvoir, à l'instar de toute personne active, concilier vie professionnelle et vie privée. Les médecins veulent aussi une qualité de vie. La contribution des femmes est indéniable et elles ont été suivies par les hommes qui sont très heureux d'en profiter aussi. Comme on le voit, la féminisation est plus une évolution sociétale qu'une catastrophe!", poursuit-elle.

Féminisation d'une profession = dévalorisation ?

En quelques dizaines d'années, l'évolution a été fulgurante. Au début du siècle, il était évident qu'une femme dispensant des soins dans un hôpital ne pouvait être qu'infirmière et qu'un homme ne pouvait être que médecin. "Aujourd'hui, les stéréotypes ont pris un coup dans l'aile. A l'HUDE, par exemple, 82% des pédiatres en formation sont des femmes; 68% à Brugmann. Chez les plus de 55 ans, il y a très peu de femmes médecins généralistes; par contre, elles sont majoritaires chez les MG de 25 à 29 ans, ainsi que chez les spécialistes de 30 à 34 ans. Et en 2088, les experts prévoient que 60 à 70% du corps médical sera féminin", explique Daniel Désir, directeur général du CHU Brugmann.

Il ne faut cependant pas interpréter la féminisation d'une bonne partie des professions comme un désintérêt de la part des garçons qui fuiraient certaines filières: "Aujourd'hui, nous avons une université de masse, avec un nombre croissant d'étudiants. Le nombre de garçons a un peu évolué, mais c'est l'afflux de filles qui, en 40 ans, a chamboulé les proportions et mené à une féminisation progressive de certaines filières." Et de préciser que les deux disciplines universitaires qui étaient les plus fermées aux filles, par nature, à savoir le droit et la médecine, sont aujourd'hui majoritairement féminines. Cette féminisation rimerait-elle avec "dévalorisation", ou, comme le demandait une intervenante, le fait que des femmes soient nombreuses dans une profession n'entraîne-t-il pas de facto une diminution des conditions, notamment salariales? Une association souvent évoquée, mais démentie à la fois par des professionnels de la santé et par le Pr Alaluf, qui donne pour exemple la fonction de juge d'instruction qui s'est largement féminisée, mais sans perdre de sa considération. "Cela peut arriver, mais il ne s'agit pas d'un automatisme."

Auteur : Carine Maillard
Source : Le Journal du Médecin (n° 1718 du 09/12/2005) - ©Lejournaldumedecin.com

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