>>Toxicomanie sans toxiques

Un nombre considérable de jeunes et leur famille consultent pour des dépendances aux jeux de rôle en ligne sur Internet. Déjà à partir de 14 ans, leurs comportements font penser à ceux de joueurs de casino ou de jeux de hasard, en passant jusqu’à dix ou douze heures de suite, parfois des nuits entières, devant l’écran de l’ordinateur.

Il y a les accros au tabac, à l’alcool et à la drogue. Et, depuis Internet, ceux aux jeux en ligne, au «chat» et aux blogs. Cette nouvelle forme de cyberdépendance à l’écran inquiète les professionnels de la santé. «On rencontre un public qui n’a jamais connu d’autres formes de toxicomanies», constate Serge Minet, responsable de la clinique du jeu pathologique Dostoïevski du CHU Brugmann. Plus que de drogués, il les définit comme étant victimes d’une «toxicomanie sans toxiques». «Ces comportements excessifs font basculer dans une forme de dépendance car ces jeunes n’ont plus la liberté d’arrêter de jouer à cause de contraintes, et un mal-être physique et psychologique s’installe. On voit même des symptômes du canal carpien chez des jeunes qui ont mal à la main, à force de manipuler la souris».

A Brugmann, des consultations existent, depuis vingt ans déjà, pour les joueurs de casino et de jeux de hasard. La Clinique du jeu a aussi une mission de recherche, d’information et de traitement, venant en aide à de jeunes cyberdépendants outre la population habituelle des joueurs de jeux d’argent et de hasard. Elle est un lieu de référence pour les instances officielles, de la santé et de la justice, chargée de la formation du personnel des casinos et salles de jeux.

Ce phénomène frappe des familles de toutes classes sociales. Il est intéressant de constater qu’il répond aussi à l’angoisse de séparation chez certains jeunes en rupture ou séparation familiale. «Beaucoup vivent avec un seul parent, explique ce thérapeute clinicien. Internet est devenu ce qu’on appelle la symptomatologie ou la pathologie du refuge; le jeune se protège derrière l’écran pour ne pas ressentir des difficultés liées à son propre problème existentiel. Et c’est là toute la difficulté car la famille ou la mère n’accepte pas que les règles de base soient mises en cause. Par exemple, lors du repas, il ne descend plus manger en famille mais vient seulement quand il a faim».

Serge Minet y voit un choc culturel du passage de la société de refoulement et de contrôle à une société de désinhibition avec le «tout, tout de suite», l’accès au plaisir, à l’autonomie, à l’épanouissement personnel. Et de relever une remise en cause de la structure familiale lorsque le jeune dépendant met en péril ces règles de base, contraintes familiales, sa structure même, pour Internet qui prend toute la place dans sa vie.

«Je vois en consultation des jeunes qui, à partir de 14 ans, ont déjà des comportements de dépendance, jouant chaque jour entre 10 et 12 heures, surtout la nuit», précise le responsable de la Clinique du jeu. Branchés à l’écran, ils plongent la tête et les yeux dans des jeux de rôle en ligne, sans pouvoir y mettre un terme. «Le jeune en train de jouer ne peut pas imaginer ni accepter être séparé de son jeu. C’est ce qui justifie la durée du jeu. Ceux-ci n’ont ni début ni fin, ils ont un corps et sont construits de cette manière-là par les fabricants. On est chargé de devoir aller de plus en plus loin dans l’organisation du jeu, les stratégies, dans l’aspect compétition aussi puisqu’il faut acquérir des bonus, des points, être le meilleur».

Négocier, plus que contraindre

La dépendance s’installe lorsque le jeune n’est plus capable d'accomplir son travail. Et les répercussions se prolongeront dans l’âge adulte si ce comportement n’est pas pris à temps en réflexion. «Je suis toujours encouragé de voir, dans un entretien, la famille accepter l’idée que ce n’est pas le jeune en tant que tel qui est le patient désigné, mais bien l’ordinateur qui vient faire écran dans la famille, pour ne pas souffrir par ailleurs et ne pas communiquer. Inévitablement, le jeune va aussi se désocialiser et connaître des difficultés scolaires».

Quels conseils donner au médecin? «D’abord, de ne pas dramatiser l’appel des familles. Souvent je vois des mamans en dépression car, dans les familles décomposées, le fils n’a plus la place importante qu’il avait lors de la séparation, au sein du «couple» formé désormais avec sa mère en l’absence du père. Le jeu vient alors se mettre comme un tiers entre les deux. Les mères commencent à déprimer quand leur fils les abandonne quelque part pour l’ordinateur». Il incombera alors de redéfinir son rôle d’autorité au sein de la famille face au contre-pouvoir mis en place par l’adolescent.

Autre conseil de ce thérapeute clinicien du jeu pathologique: prendre le temps de discuter afin de resituer le problème dans le cadre de la famille. C’est aussi redéfinir comment on vit ensemble. Il importe de ne pas couper de force l’ordinateur, ne pas le supprimer brutalement et surtout ne jamais mettre un ordinateur dans la chambre de jeunes enfants. «Celui-ci doit être placé dans un lieu central qui permet un contrôle social et familial, ne fut-ce que de l’image. On a déjà surpris des enfants sur des sites pornographiques. C’est important que l’on circule derrière». En somme, il faut réapprendre au jeune à gérer le temps en rappelant les règles familiales, les exigences scolaires et négocier une forme de contrat sur les heures autorisées à passer sur Internet. Ainsi, plus négocier que contraindre et supprimer.

Auteur : Thierry Goorden
Source : Le Journal du Médecin (n° 1882 du 14/12/2007) - ©Lejournaldumedecin.com

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