>>Du paradoxe à la réalité ?

La médecine sans médecins, en voilà un titre un peu provocateur qui recèle un paradoxe. Pourtant, les tentatives de grignoter certaines des missions des médecins, à tout le moins de déroger au principe de base selon lequel le médecin est bien le seul habilité à poser un diagnostic et à décider du traitement, sont de plus en plus fréquentes.

Le sujet est plus que jamais d’actualité; d’ailleurs les exemples ne manquent pas. Ainsi les kinésithérapeutes n’estiment-ils pas que, dans certaines circonstances, on pourrait très bien se passer de la prescription médicale pour bénéficier du remboursement par l’Inami des soins qu’ils dispensent (lire notre précédente édition). Que ce soit dans le vaste champ de la santé mentale, des rapports entre gynécologues et sages-femmes, entre ophtalmologues et opticiens, force es de constater que de nouvelles formes de collaboration, possibles ou imaginables, se sont installées, parfois au grand dam et mécontentement des médecins qui n’en sont plus toujours les seuls acteurs comme d’antan. Ces collaborations sont-elles suffisantes, efficaces, pour autant souhaitables, ou faut-il y voir les prémices d’une concurrence malsaine et des entorses à la législation sur l’art de guérir? Le sujet a fait récemment l’objet d’une soirée d’éthique et de réflexion, organisée par le Comité d’éthique du CHU Brugmann. De quoi alimenter bien des discussions, présentes et à venir, sur les mouvements divers qui tendent à mettre à mal le monopole de l’exercice de la médecine qui est protégé en Belgique – seuls les porteurs du diplôme de docteur en médecine, chirurgie et accouchement peuvent exercer légalement - et réduire la sphère de compétence du médecin.

Il semblerait que plus beaucoup de spécialisations échappent encore à ce phénomène. La sectorisation de la psychiatrie, suivant le modèle français, tendrait à pousser la délégation de patients vers d’autres intervenants. Chez nous, le SPF-Santé publique suit avec intérêt des projets expérimentaux au niveau local s’inscrivant dans des réseaux de soins, comme au Royaume-Uni avec le «modèle de Birmingham» prônant une désinstitutionalisation de la santé mentale, qui est en phase d’expérimentation. Les autorités réfléchissent à un nouveau modèle psychiatrique intégré alternatif qui rendrait les patients responsables de leur propre santé, favorisant ainsi leur autonomie, en les maintenant à domicile. Des équipes mobiles se rendront 24h/24, 7 jours/7, pour leur donner des soins le plus longtemps possible, faisant baisser du même coup le nombre de lits en psychiatrie… Avec un risque bien réel de confusion possible entre la santé mentale et les maladies mentales, le risque de dilution de la responsabilité médicale - tendance à se refiler la patate chaude dans des réseaux où plus personne ne se sentira responsable -, outre le risque pour les patients de se sentir exclus car ne répondant plus à des normes, selon Françoise Weil.

Autre domaine, depuis 2007, les pharmaciens, en France, peuvent effectuer une «consultation», appelée bilan de prévention, et être rémunérés pour cela entre 20 et 30 euros, pris en charge par les mutuelles. Le Conseil national de l’Ordre des Médecins français s’est inquiété de ce «nouveau rôle» - car les pharmaciens n’ont pas de compétences médicales et pourraient ainsi espérer accroître la consommation de produits pharmaceutiques qu’ils délivrent - et a récemment menacé d’engager une action en justice pour exercice illégal de la médecine. Autre pratique pointée, l’aide à l’observance qui trouve son origine dans un projet de directive européenne sur l’information directe des patients par des firmes pharmaceutiques.

Circuit commercial sans contrôle

«Avec les nouvelles technologies, l’information devenue accessible facilement, les patients acteurs de leur propre santé pourraient avoir tendance à se passer des recommandations d’un professionnel de la santé», relève Christine Wautelet, responsable du service juridique de l’hôpital Brugmann. Par ailleurs, des entreprises commerciales proposent depuis peu aux patients de gérer eux-mêmes leur dossier médical: armé d’un code secret, d’un ordinateur et d’une application informatique, le patient peut répertorier l’ensemble des données le concernant.

En Belgique, la loi (AR n°78 modifié en décembre 2006) a élargi la compétence des sages-femmes - le terme accoucheuse a été abrogé - qui peuvent désormais pratiquer des échographies simples, s’occuper de rééducation du périnée, outre du suivi des cas de sortie précoces et procéder chez la mère et le nouveau-né à un certain nombre d’examens médicaux et de détection de signes de congestion. Mais son décret d’application n’est pas passé. «C’est pourquoi nous demandons sa mise en application le plus rapidement possible. La sage-femme fait partie de l’art de guérir, c’est une profession médicale, son indépendance ne doit pas être contestée», souligne Naziha Madai, dans la profession depuis 18 ans et qui assure aussi du suivi post-natal à domicile.

Les relations entre ophtalmologues et opticiens sont un autre exemple de collaborations pour certains et de concurrence pour d’autres. «Le problème a commencé quand les opticiens ont voulu mesurer l’acuité visuelle des patients, explique le Dr Jacqueline Koller, ophtalmologue. Il faut savoir que dans leur CV, il n’y a pas de partie concernant la réfraction. Les mesures qui sont faites actuellement avec des appareils de nouvelle technologie ne tiennent pas compte de la santé de l’œil et peuvent donner un faux sentiment de sécurité pour le patient. Par ailleurs, cette relation se situe dans un circuit commercial sans aucun contrôle entre prescripteur et vendeur. Ce n’est pas à un opticien de s’occuper de la première ligne pour la santé oculaire». Un nouveau problème est apparu lorsque les opticiens ont revendiqué la vente et l’adaptation des lentilles de contact. Problème aggravé aujourd’hui par leur vente sur Internet et en supermarché, qui échappent à tout contrôle de qualité et de sécurité.

Ce débat sur le cloisonnement des professions de santé, la place et la charge de responsabilité de chacun, a intégré les universités. «Toute la formation des médecins a été centrée jusqu’à présent sur la maladie, oubliant le patient, et basée sur l’évaluation des connaissances, mais on n’a jamais fait une évaluation des compétences, analyse le Pr Sylvain Meuris, doyen de la faculté de médecine de l’ULB. Un mouvement de réflexion est en cours pour que la formation des médecins soit centrée aussi sur l’approche du patient, et pas spécifiquement de sa maladie. L’aspect multidisciplinaire va se développer progressivement dans l’approche thérapeutique». Il est à souhaiter que cette plus grande multidisciplinarité induise un changement dans les responsabilités professionnelles, qui devront être partagées elles aussi.

Auteur : Thierry Goorden
Source : Le Journal du Médecin (n° 2032 du 23/10/2009) - ©Lejournaldumedecin.com

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