Le chirurgien Antoine Depage est né à Boitsfort en 1862. Jeune garçon, il mène avec ses six frères, au contact de la nature, une vie libre qui lui donne le goût de l'indépendance, de l'aventure et du combat. Rétif aux contraintes scolaires, c'est un élève indiscipliné au pensionnat de l'Athénée de Tournai, dont il sera renvoyé. A la fin d’études secondaires peu glorieuses, il s'occupe d’abord de la ferme paternelle. Sur les conseils de ses amis et voisins, les Solvay, et en suivant leur exemple, il s’inscrit en 1880 à l'Université Libre de Bruxelles. Sans vocation ni aptitudes spéciales, il choisit « par hasard » la Faculté de Médecine. Médiocre étudiant au début, il s'enthousiasme pour les stages cliniques en tant qu’externe attaché au service de chirurgie du Professeur Thiriar. Hardi, ardent et volontaire, il déploie alors un effort soutenu, que sanctionne en 1887 le titre de docteur en médecine, obtenu avec la plus grande distinction.
Antoine Depage est nommé professeur dans la même université à l’âge
record de 27 ans. Il devient l’un des maîtres de la chirurgie belge
de la fin du XIXe siècle. Chercheur fécond, il publiera plus
de cent articles dans la littérature médicale nationale et internationale.
En 1886, un premier mémoire sur la lithiase biliaire lui vaut le Prix
de la Société Royale des Sciences Médicales et Naturelles.
Paul Héger, un maître dans toute l'acception du terme, s'intéresse
au jeune médecin. Il a deviné sous une rude écorce des
qualités majeures : l'intelligence, l'obstination, le goût du
travail. Héger donne à son élève la formation intellectuelle
qui lui manque, et lui inculque la discipline scientifique. Il guide ses premiers
travaux et lui révèle l'attrait de l'enseignement. Depage rencontre
Marie Picard, qu'il épousera en 1893. Elle sera pendant vingt-deux
ans la collaboratrice efficace et clairvoyante de son mari.
En 1888, Antoine Depage devient assistant au service des autopsies à l'Hôpital
Saint-Pierre. Sur les conseils de Paul Héger, Depage voyage : Leipzig,
Vienne, puis Prague. C'est là qu'il élabore en 1890 sa thèse
d’agrégation sur la tuberculose osseuse. En 1895, il devient chef
du service de chirurgie de l'infirmerie. En 1904, il est transféré à l'Hôpital
Saint-Jean. Il succède ensuite en 1912 à son maître Thiriar
comme professeur de clinique chirurgicale à l'Hôpital Saint-Pierre,
et devient à l’ULB professeur de pathologie externe.
Médecin sans frontières avant la lettre, Antoine Depage part pour les Balkans avec son épouse et l’un de ses fils, à la tête d'une équipe chirurgicale envoyée par la Croix-Rouge de Belgique pour porter secours aux belligérants : il parvient à envoyer quatre ambulances belges dans les pays en guerre - Turquie, Bulgarie et Serbie. L'équipe médicale belge doit notamment faire face à l’épidémie de choléra qui fait rage à Constantinople. A cette occasion, Depage dénonce aux autorités l’habitude absurde d’entasser les cholériques dans les mosquées.
Soucieux de développer l'information médicale, il participe en
1892 à l'instauration de la Société Belge de Chirurgie
et devient rapidement un des animateurs de ce groupement.
Antoine Depage est aussi l’un des fondateurs et le premier Secrétaire
Général de la Société Internationale de Chirurgie
(1902-1912). Dynamique et diligent, il organise à Bruxelles les trois
premiers congrès de cette société en 1905, 1908 et 1911,
et en devient le Président en 1914 lors du 4e Congrès International
de la Société à New York.
S'intéressant à tous les problèmes chirurgicaux, de la chirurgie digestive et orthopédique à la neurochirurgie, il fait preuve de curiosité et d'audace, en abordant les sujets les plus divers, et en inventant des instruments destinés à perfectionner la technique opératoire.
Frappé par l'insuffisance du nursing, confié par tradition dans notre pays aux congrégations religieuses, il suscite en 1907 la création de la première école d'infirmières annexée à une clinique chirurgicale. Il en confie la direction à Edith Cavell, une infirmière anglaise chevronnée dont il avait pu apprécier les qualités. Les religieuses détenaient alors le monopole des soins. Elles étaient dévouées, mais ne possédaient pas de formation médicale. En outre, Depage, laïque militant, estimait que son école assurerait un métier à des jeunes filles non désireuses d’entrer dans les ordres. L'administration des finances de la nouvelle école est confiée à Marie Depage. Pour la formation pratique des élèves est annexé à l’école un petit institut médicochirurgical capable d’hospitaliser une vingtaine de malades. La création de cette école suscitera d’intenses polémiques dans la presse catholique. L’Institut Edith Cavell d’aujourd’hui en est, cent ans plus tard, l’héritier direct.
Toujours porté par le goût du risque, anxieux de marcher de l'avant et de faire prévaloir ses opinions, Depage fait construire un institut chirurgical moderne place Georges Brugmann, à Ixelles. Les soutiens financiers qu’il obtient s'avèrent rapidement insuffisants pour assurer la survie de l'institution. Elle est sauvée lorsque Depage, devenu président de la Croix-Rouge, persuade son Conseil d'Administration de reprendre l'exploitation du centre chirurgical qu'il avait bâti. Il poursuit ensuite au sein de la Croix-Rouge son zèle innovateur, et fonde la Croix-Rouge du Congo et la Croix-Rouge de la Jeunesse.
Depage œuvre sans relâche à transformer l’organisation
des hôpitaux publics bruxellois. Conseiller communal de Bruxelles dès
1908, il combat au sein de cette assemblée les vues, à son avis étriquées,
du conseil des hospices de l'époque. Il réclame une politique
hospitalière ambitieuse, en rapport avec les exigences d'une population
en grand développement. Dans ce but, il rédige avec ses amis
Vandervelde et Cheval un gros volume : « La Construction des
hôpitaux », étude critique très fouillée,
s'inspirant de ce qui a été fait de mieux en la matière
dans l'Europe entière.
Avec d’autres collègues de la Faculté de Médecine
de l’ULB, il s’oppose avec virulence dès 1906 au projet
de nouvel hôpital public confié par la Ville à Victor
Horta. Il estime aberrant d’éloigner vers le plateau de Jette-Saint-Pierre
les augustes professeurs basés au centre-ville. Démontrant avec
panache que seuls les imbéciles ne changent pas d’avis, il deviendra
néanmoins 17 ans plus tard le premier chef de service de chirurgie de
l’Hôpital Brugmann, inauguré en 1923.
En 1910, le Docteur Depage demande au Conseil des Hospices de Bruxelles l'autorisation de disposer à ses frais d’une infirmière diplômée, pour l’assister en salle d’opération à l’Hôpital Saint-Jean. Cette proposition est acceptée, mais les religieuses de l’hôpital jugent l’infirmière du Docteur Depage « trop coquette et de mœurs légères ».Il reçoit un pli signé par la Supérieure de l’hôpital qui contient cet avertissement : « Si demain à sept heures, votre infirmière entre avec vous dans la salle d’opération, les religieuses refuseront de soigner les malades ». Les Depage trouvent la parade et téléphonent aux dames de la meilleure société. Le lendemain, à sept heures, toutes en blouse et jupe blanches et Marie Depage à leur tête, elles se présentent à l’hôpital pour remplacer les religieuses grévistes !
En avril 1914, Depage souligne dans une conférence internationale que le sort des blessés dépend avant tout des premiers soins apportés sur le front des combats. C'est, par une sorte de prémonition, le point de vue qu'il va soutenir quelques mois plus tard contre les défenseurs de la doctrine alors classique selon laquelle « en chirurgie de guerre, moins on fait, mieux on fait », doctrine erronée basée sur les résultats désastreux des interventions pratiquées sur les champs de batailles de la guerre de Crimée et de la guerre franco-allemande de 1870.
Pendant la Première Guerre Mondiale, et sur l’insistance des souverains Albert Ier et Elisabeth, dont il est proche, Depage est désigné comme médecin-chef de l’hôpital de l’Océan à La Panne, derrière le front de l’Yser. Y seront traités plus de 50.000 soldats atteints de blessures, de fractures, d’intoxications aux gaz nitrés et d’infections. En 1914, l’Océan comptait 200 lits. Sa capacité sera portée aux moments les plus forts de la guerre à 2.000 lits. L’hôpital de l’Océan acquiert vite une réputation de premier plan grâce à l’esprit d’innovation et d’organisation de son chef, le Docteur Depage, grâce aussi au fait qu’en dépendant de la Croix-Rouge, il fonctionnait avec beaucoup plus de souplesse qu’un établissement militaire. Malgré d’incessants conflit avec la hiérarchie militaire, les résultats qu’il obtient avec son équipe sont excellents, avec un taux de mortalité remarquablement bas. Beaucoup de chirurgiens et de responsables politiques visiteront son hôpital de campagne.
Le traitement des blessures traumatiques avait évolué pendant
plusieurs centaines d’années, essentiellement dans le sillage
des conflits armés. Les leçons tirées des champs de bataille
pendant la Première Guerre Mondiale pour le traitement des lésions étendues
des tissues mous ont largement contribué à réduire les
infections, les amputations, et la mortalité. A l’avant-plan de
ces progrès, le développement du débridement comme approche
de base des blessures de guerre constitue l’un des apports majeurs attribués
au « génie chirurgical » d’Antoine Depage.
Depage réintroduit la technique française du débridement :
incision de la blessure, exploration, ablation des tissues dévitalisés,
et report de la fermeture de la plaie jusqu’à maîtrise du
statut bactériologique de la lésion. Cette technique lui permet
de réduire substantiellement l’incidence des complications infectieuses
des plaies, en particulier lorsque les lésions des tissus mous sont
associées à des fractures.
A ses côtés, le rôle
de son épouse Marie Depage se
termine prématurément et tragiquement. En 1915, elle entreprend
une tournée de conférence aux États-Unis pour récolter
des fonds en soutien à l’hôpital de l’Océan.
En trois mois, elle réunit près de cent mille dollars. Elle a
la malchance de rentrer au pays sur le navire « Lusitania ».
Au large des côtes anglaises, le 5 mai 1915, le navire est torpillé par
un sous-marin allemand et Marie Depage périt dans le naufrage.
La mort de Marie Depage (et des autres victimes du Lusitania, soit plus de
mille personnes dont 124 américains) marque l’opinion publique
outre Atlantique, qui comprend la nécessité pour les Etats-Unis
d’abandonner la politique de neutralité, d’entrer en guerre
et de rejoindre la cause des alliés. La Reine Elisabeth s’engage
alors résolument aux côtés de Depage, et elle paie de sa
personne en assistant régulièrement elle-même le chirurgien
militaire en salle d’opération.
Nouveau coup dur la même
année : en août 1915, le Docteur
Depage apprend l’arrestation d’Edith Cavell, qui jouait à Bruxelles
un rôle actif dans un réseau d’évasion de soldats
anglais. Le procès, le jugement et l’exécution de l’infirmière
sont expédiés en quelques jours en octobre 1915. La mort d’Edith
Cavell est exploitée par la propagande alliée : son exécution
est représentée sur des cartes postales, des affiches et même
des timbres, et provoque l’enrôlement de centaines de volontaires
dans l’armée britannique.
En 1920, fort des appuis que lui valent des sympathies américaines et
notamment celle de la Fondation Rockefeller, Depage projette de créer à Woluwé (!)
un nouvel hôpital académique indépendant des pouvoirs publics,
et en particulier de la tutelle de la Commission d'Assistance Publique. Le
nouvel hôpital serait administré et géré par l'Université Libre
de Bruxelles. Ce rêve prématuré mettra 50 ans à se
réaliser, et se matérialisera pour l’ULB à Anderlecht
et non à Woluwé. Les fonds alloués par la Fondation Rockfeller
ne sont pas perdus : ils iront à la reconstruction de l’Hôpital
Saint-Pierre, qui aboutira en 1935.
Nommé sénateur, Depage intervient souvent à la tribune,
notamment en faveur du vote de la loi des huit heures et de diverses améliorations
d'ordre social et hygiénique.
En 1923, grâce au premier gramme
de radium acquis par la Commission d’Assistance
Publique de Bruxelles, il œuvre avec l’Université à la
création d'un service de radiumthérapie à l'Hôpital
Brugmann, En 1924, le projet prend de l’ampleur : le service des
tumeurs de l'Hôpital Brugmann est constitué d'un département
de 20 lits dépendant de la Chirurgie, et d'un département de
recherche comprenant des laboratoires de physique, de biologie, de "recherches
cliniques immédiates" et de prélèvements. Ce service
des tumeurs est l’ancêtre direct de l’actuel Institut
Bordet,
et Depage en prend temporairement la direction.
Antoine Depage meurt à La Haye en août 1925, à l’âge
de 63 ans, après une longue maladie. Ainsi se terminaient une vie passionnée
et une oeuvre que les circonstances exceptionnelles de la guerre avaient rendues
particulièrement efficaces : oeuvre d'animateur intransigeant,
de rénovateur un peu despotique, mais sagace et visionnaire, étroitement
liée à l’essor d’un nombre impressionnant d’établissements
hospitaliers de notre ville au début du XXe siècle.
Le CHU Brugmann est fier d’ajouter dans la pierre et la durée une once de postérité à cet infatigable bâtisseur et au premier chef de service de chirurgie de l’établissement.