Victor HortaPaul BrienReine Astrid
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La présence de l'hôpital Brugmann a certes présidé à la dénomination des rues de son quartier d'implantation, mais il est intéressant de relever d'autres enjeux dans ces noms qui balisent un territoire limitrophe entre les communes de Jette et de Laeken. Nous pouvons interpréter les appellations comme un hommage multiple rendu à la médecine mais aussi comme l'inscription d'un affrontement entre les idéaux confessionnels et philosophiques de l'époque.
Pour les rues de Jette, la dénomination intervient très tôt,
en 1915. Un an après le début de la guerre, le Conseil communal
donne aux artères de son territoire jouxtant l'hôpital les noms
de Théophile de Baisieux, Gustave Gilson, Ernest Masoin, Jean-Joseph
Crocq et Eugène Hubert. La «place devant l'hôpital Brugmann» prend
le nom d'Arthur Van Gehuchten. Ils sont tous issus de l'Université catholique
de Louvain et médecins, à l'exception de Gilson qui est zoologiste.
Tous louvanistes... sauf un : Crocq, président de l'Académie
de médecine, est un éminent docteur et professeur de l'Université libre
de Bruxelles. Pourquoi la commune catholique de Jette décide-t-elle
de lui dédier cette avenue ? Peut-être pour faire bonne mesure.
Ou pour faire un pied de nez au Conseil des Hospices. En effet, la biographie
de Crocq nous apprend qu'en 1888, dix ans avant sa mort, il eut maille à partir
avec le Conseil des Hospices dont il était une grande figure. Médecin
dévoué aux pauvres, il s'était farouchement opposé à la
politique des hôpitaux menée par le Conseil. En tant que franc-maçon
membre de la loge «Les Vrais Amis de l'Union» du
Grand Orient de Belgique, cette querelle lui a coûté le renouvellement
de son mandat de Souverain Grand Commandeur. Cette particularité explique-t-elle
l'exception ?
En prolongement, menant jusqu'à l'entrée de l'hôpital,
l'avenue E. Masoin porte le nom d'un grand professeur de physiologie de l'UCL.
Médecin aliéniste des prisons jusqu'en 1911, ce précurseur
a étudié, entre autres, l'épilepsie et les effets de l'alcool
et du tabac sur le métabolisme. Juste devant l'entrée de l'hôpital,
la place s'appela un certain temps «Place devant l'hôpital Brugmann».
En 1915, Jette la nomme place Arthur Van Gehuchten, en hommage au célèbre
neurologue catholique mort à Cambridge à la fin de 1914.
La proximité de l'hôpital n'est certes pas étrangère à la volonté d'honorer des médecins. Le fait est que ces noms de rues transmettent au sud de l'hôpital, côté Jette, la mémoire de grands médecins catholiques, sans lien avec l'histoire de l'hôpital Brugmann. S'inscriront, par contre, au nord de l'hôpital, côté Laeken, les noms de professeurs de médecine de l'Université libre de Bruxelles, défenseurs de la laïcité. Pour l'heure, en 1915, les Hospices ont autre chose à faire et la Ville de Bruxelles aussi. L'hôpital, bien que loin d'être terminé, offre quelques locaux à la comtesse de Mérode pour les nombreux invalides. L'urgence est telle qu'on est forcé d'utiliser d'autres bâtiments inachevés devant l'afflux de réfugiés de la zone du Front. En octobre 1918, tout l'hôpital est rempli. Puis, à l'issue de la guerre, en 1919, il reste à la disposition de l'armée française comme ambulance. Il faudra quelques années ensuite pour remettre le tout en état et achever la construction. L'hôpital est inauguré le 18 juin 1923.
Face à l'hôpital, l'avenue majestueuse, construite par les Hospices à la demande de Jette, devait constituer une ligne droite du centre de la commune vers l'entrée de l'hôpital. Moralement, on pourrait comprendre que les Hospices aient souhaité la paternité de sa dénomination, mais c'est à Jette de décider. La mort de Guillaume De Greef en 1924 va fournir l'occasion d'un consensus. Juriste et sociologue, franc-maçon, ce savant encore étudié aujourd'hui, ne manque en tout cas pas de relief. De Greef, contrairement aux personnages précédents, n'est pas médecin mais professeur de droit et de sciences sociales à l'ULB. Il fait sécession avec celle-ci en occupant, à partir de 1894, la charge de premier (et dernier) recteur de la furtive Université Nouvelle. Fondée par des professeurs militants socialistes et libertaires, cette nouvelle université laïque rejette l'enseignement idéalisant et conservateur qui règne alors à l'ULB. C'est Guillaume Rommelaere, ancien président de la faculté de médecine, ancien recteur et président sortant de l'ULB, qui va résoudre le conflit en 1919, en instaurant une ligne plus progressiste à l'ULB. Depuis, dans le giron de l'ULB, l'Université Nouvelle a pris le nom d'Institut des Hautes Études. Guillaume De Greef, pionnier de la sociologie, était un socialiste de la première heure, défenseur acharné de la classe ouvrière. À sa mort, à Bruxelles en 1924, on déclara qu'il avait été un des plus brillants esprits de son temps. C'est pourquoi, le 5 décembre de la même année, sa renommée lui assure l'unanimité pour la dénomination de la belle avenue qui mène de Jette à l'hôpital Brugmann.
Dans l'intervalle, les frontières de la capitale ont changé. En 1921, dans le but notamment d'agrandir le port de Bruxelles, le Conseil communal de Bruxelles a annexé plusieurs faubourgs du nord et du nord ouest : Laeken, Haren et Neder-over-Hembeek, plus une partie de Schaerbeek et de Molenbeek. Ces territoires forment, depuis cette date, le «deuxième district» de la Ville de Bruxelles. Dès lors, l'hôpital Brugmann, toujours à Jette en 1921, qui jouxtait Laeken dans sa partie nord, jouxte désormais Bruxelles puisque Laeken est devenu Bruxelles. Hôpital de la Ville de Bruxelles, il s'inscrit donc comme une enclave sur le territoire de Jette. Un échange intervint le 20 avril 1925 : Jette céda à la Ville de Bruxelles les 18 hectares de l'hôpital Brugmann contre un terrain voisin, de 16 hectares. En conséquence, depuis cette date, le mur d'enceinte de Horta dessine, au sud de l'hôpital Brugmann, la frontière entre Bruxelles et Jette.
Pour les rues à cheval sur les deux communes, les
dénominations
déjà décidées par Jette sont entérinées
par le Conseil communal de Bruxelles par souci de cohérence : c'est
le cas de la place Van Gehuchten, la rue Eugène Hubert, les avenues
Masoin et de Baisieux. À partir de 1926, les autres rues bordant Brugmann
reçoivent
enfin leur dénomination. Guillaume Rommelaere, pionnier de la science
moderne, au même titre que Paul Héger, et grand médecin
de l'ULB, est le premier à se voir honoré. Les rues avoisinantes
prendront le nom de leurs élèves, devenus professeurs émérites
et
praticiens réputés. En 1932, Jean-Baptiste Depaire, chimiste,
pharmacologue, recteur de l'ULB et Édouard Kufferath, un des grands
noms de l'obstétrique
et de la gynécologie. Le 24 octobre 1934, la commune de Jette demande
au Collège bruxellois de lui communiquer les noms des nouvelles artères
du quartier de l'hôpital Brugmann en voie d'achèvement. Jette
précise
qu'elle adoptera les noms choisis par Bruxelles pour les tronçons situés
sur son territoire. Et Bruxelles désormais fera de même. Pour
répondre à la
requête de Jette, l'officier de l'État civil de Bruxelles écrit
au Président de l'Académie de médecine pour obtenir une
liste commentée de noms de médecins belges notoires ou de savants
universels. Seuls des médecins belges seront retenus par le Collège
bruxellois, le 15 janvier 1935 : Jean Palfyn, Albert Brachet, Émile
Van Ermengem, Jules Thiriar ; puis, en juillet, Adrien Bayet.
Brachet, le «Jaurès de l'anatomie», est recteur de l'ULB,
embryologiste et professeur au Collège de France. Thiriar, représenté par
Ensor dans son tableau Les Mauvais Médecins, aux côtés
de Crocq entre autres, fut professeur de pathologie, maître d'Antoine Depage
et médecin personnel de Léopold II, comme son confrère Léon
Stiénon, dont la rue a été dénommée par Jette
en 1926 et entérinée par Bruxelles en son arrêté de
janvier 1935. Enfin, Adrien Bayet, chef de service à l'hôpital Saint-Pierre,
membre de l'Académie de médecine, a, comme beaucoup d'autres,
commencé sa carrière dans le laboratoire de physiologie de Paul
Héger. Parmi tous ces médecins ulbistes ou francs-maçons, Émile
Van Ermengem joue l'intrus. Savant mondialement reconnu, formé à l'UCL,
professeur à l'Université de Gand, il a découvert le bacille
du botulisme et œuvré à l'éradication de la peste
et du choléra. Le Collège bruxellois a voulu
rendre hommage à ce grand homme, et poser sans doute un geste de
courtoisie en lui dédiant une rue en contrebas de l'hôpital. Sa
parallèle porte le nom de Jean Palfyn, inventeur belge du forceps,
en 1721. Avec lui, l'histoire de la dénomination des rues autour de l'hôpital
Brugmann touche à sa fin. En 1955, une petite rue percée aux abords
des avenues Kufferath, Bayet, Stiénon, Van Ermengem et Palfyn prend le
nom de René Laennec, inventeur en 1816 du stéthoscope et célèbre
médecin... français.
Source : Collectif, Du côté de Brugmann, un hôpital dans son siècle, sous la direction de D. Désir, Bruxelles, Ed. Ercée, 2006.